Olivia s'arrêta pour admirer la nouvelle plaque de cuivre étincelante sur la lourde porte en bois de l’agence. Cela faisait maintenant longtemps qu'elle avait l'intention d'en acheter une - son entreprise en était à sa troisième année - mais n'en avait jamais eu l'occasion. Il avait fallu un échange animé avec un portrait maudit vieux de plusieurs siècles qui avait explosé hors de ses protections il y a quelques semaines - et une porte brisée - pour qu'elle finisse par la commander.

L'agence Knight Briseurs de Maléfices

Elle devait bien admettre que c'était un nom accrocheur. Elle avait toujours ce même pincement au cœur que lorsqu’elle avait inscrit pour la première fois son entreprise au registre de la ville de York. Après un dernier regard fier et un coup de manche pour faire encore plus briller le métal dans la lumière déclinante, Olivia posa sa main sur la poignée.

Un long soupir lui échappa. Elle avait espéré une fin d’après-midi tranquille pour pouvoir enfin compléter des rapports en retard, mais si les grognements et bruits sourds venant de l’autre côté de la porte étaient d’aucune indication, elle pouvait faire une croix dessus.

A l’instant même où elle entra dans la pièce, Olivia comprit que son instinct ne lui avait pas fait défaut et le grimoire qu’ils avaient été récupérer la veille s’était comporté avec un calme extrêmement suspect.

Godwyn était maintenant agenouillé sur le sol au milieu de la pièce, lutant pour faire rentrer le livre dans une de leurs cages de confinement en silverstone.

Le large grimoire ne voulait rien entendre et persistait à tenter de s'échapper par la fenêtre. Alors même que Godwyn le tenait fermement entre ses bras et poussait de toutes ses forces, le grimoire ne faisait que planer au-dessus de l'ouverture de la cage, refusait d'y entrer, et soulevant Godwyn du sol à chaque secousse.

Cela devait durer depuis un moment maintenant, car Olivia avait rarement vu le riche et toujours bien mis Baron Godwyn de Mowbray, avoir l'air aussi débraillé. Ses cheveux foncés, normalement impeccables, étaient ébouriffés dans tous les sens et sa chemise irréprochable était depuis longtemps défaite. Olivia remarqua même que sa cravate coûteuse avait été jetée sur le dessus d’un bureau.

Pendant ce temps, leur nouvel employé, Cornélius, était assis les jambes croisées non loin de là, canalisant sa magie dans le cercle arcanique qui les entourait pour tenter d'affaiblir la relique. Il incantait également à voix basse, sans doute comme moyen de garder sa concentration, car on ne pouvait rien entendre par-dessus le vacarme assourdissant du livre.

En plus d'essayer de s'échapper, le grimoire souhaitait désespérément s’ouvrir et révéler ses pages moisies et froissées. Le fait d'être lié par d’épaisses chaînes en acier entravait sérieusement ses efforts, mais le livre entêté compensait en se secouant violemment et en faisant un raffut terrible.

Parfaitement convaincue que ses employés avaient la situation bien en main, Olivia les évita prudemment pour atteindre l’arrière de la pièce. Son assistante, Adeline, était assise à son bureau non loin de là, sirotant calmement une tasse de thé en appréciant le combat qui se déroulait devant elle.

Comme d'habitude, elle était impeccablement vêtue d'une jupe crayon grise et d'un élégant chemisier en soie, avec un collier de perles autour du cou. Ses longs cheveux auburn tombaient en cascades gracieuses sur une épaule. Elle avait accentué la forme en œil de chat de ses yeux avec un fard à paupières foncé et peint ses lèvres leur teinte bordeaux signature.

Olivia ne pouvait pas les voir, mais elle savait qu'Adeline aurait aux pieds ses talons hauts habituels. Depuis trois ans qu'elles se connaissaient, elle n'avait jamais vu Adeline porter quoi que ce soit d’autre. Qu’il tombe une pluie glacée ou qu’il neige, on pouvait la trouver rôdant dans les rues de la ville aussi gracieuse qu'une panthère dans la forêt profonde.

— Tu as réussi à avoir des nouvelles de M. Mclaren ? lui demanda Olivia. Tous les documents sont préparés et prêts à être envoyés, il ne manque plus que sa signature.

Sa secrétaire fit la grimace.

— J'ai laissé un message, mais il n'a pas encore rappelé. J'ai un mauvais pressentiment.

Olivia soupira. Obtenir de nouvelles affaires ces derniers temps s'était avéré être une bataille difficile. Il semblerait que chaque fois qu'elle parvenait à vendre leurs services à un client potentiel, il finissait toujours par choisir un de leurs concurrents à la dernière minute.

Ce n'était pas à cause de la rareté des reliques maudites. Oh non, leur quantité dans tout le pays était astronomique. Mais la plupart des clients potentiels préféraient choisir une entreprise spécialisée dans le brisage de maléfices qui leur avait été recommandée, et donc la plupart des affaires étaient acquises par réputation et bouche-à-oreille.

Olivia avait eu des débuts terriblement difficiles lorsqu'elle avait créé son agence, avec pratiquement aucune affaire. Mais après quelques mois, ils avaient réussi à se tailler une petite clientèle fidèle, en partie parce qu'ils avaient le meilleur taux de réussite de toutes les agences de la ville. Elle se souvenait encore de leur première année, lorsqu'ils avaient dû s'occuper des pires cas, ceux dont aucune autre agence ne voulait. Cela avait été un défi difficile et parfois même dangereux, mais au bout du compte, ils avaient obtenu des résultats et les résultats parlaient.

Enfin, c'était ce qu'elle pensait. Elle ne savait pas pourquoi, mais les choses semblaient s'être détériorées au cours des derniers mois, avec presque aucun nouveau cas. Si elle ne trouvait pas une solution et rapidement, ils n'auraient pas d'autre choix que de fermer l'agence, début d’année prochaine. Mais Olivia était déterminée à ne pas laisser cela se produire. Ils avaient tous travaillé sans relâche pour faire décoller l'entreprise, elle n’allait pas la laisser s'éteindre maintenant. Il était temps d'adopter une nouvelle tactique plus audacieuse.

— J'ai d'autres nouvelles, annonça Adeline, la faisant sortir de ses pensées moroses. Un fonctionnaire du ministère est passé cet après-midi. Comme tu n'étais pas là, il a dit qu'il reviendrait à 18 heures. Il a laissé sa carte.

Elle tendit à Olivia une simple carte de visite blanche sur laquelle était écrit "Ryder Isaksson, Département des Reliques Maudites, Ministère Arcaniste Bureau Ecossais, Edimbourgh Ecosse".

Curiosité et excitation mêlées de méfiance la saisirent. Les fonctionnaires du ministère pouvaient signifier deux choses très différentes. De nouvelles affaires passionnantes — puisque le ministère avait tendance à intervenir et à prendre le relais si la situation était trop dangereuse pour les membres du public — ou des inspections de sécurité et de délicieux audits inopinés.

Elle n'avait pas hâte de jouer à la roulette russe parce qu’elle ne se sentait pas très chanceuse aujourd'hui.

— Isaksson... Olivia fronça les sourcils. C'est étrange, je n'ai jamais entendu ce nom auparavant et je connais à peu près tous ceux qui travaillent au ministère. Tu l’as reconnu ?

Derrière elle, Godwyn laissa échapper une impressionnante série d’insultes pour un héritier noble avant de hurler à Cornélius de l'aider avec cette "mule démoniaque de livre".

— Je ne l'ai jamais vu et je ne reconnais pas son nom non plus, répondit Adeline. Quand il est entré, j'ai été surprise d'apprendre qu'il travaillait pour le ministère à cause de la façon dont il était habillé. Il ressemblait plus à un policier ou un ancien militaire qu'autre chose. Peut-être même un détective privé.

— J'espère qu'il était là pour nous engager sur une nouvelle affaire et pas pour une évaluation de sécurité. J'ai encore une tonne de paperasse à terminer, et je n’ai pas envie de rajouter cinq mille pages à la liste.

— Si c'est le cas, je le distrairai pendant que tu t'enfuis par la fenêtre, répondit Adeline avec un clin d'œil.

Connaissant sa secrétaire, ce n'était pas une phrase en l'air.

Avec son charme et son esprit vif, elle les avait sortis de situations difficiles à de nombreuses reprises. Que ce soit pour distraire un client, séduire un fonctionnaire pour lui soutirer des informations confidentielles, ou même les faire entrer dans des lieux interdits. Sa secrétaire pourrait construire une carrière d'espionnage très réussie si jamais elle quittait l'agence.

— Cela ne te dérange pas de voir ce que tu peux trouver sur lui ? lui demanda Olivia.

— Comme si j'avais besoin qu’on me le demande.

Olivia sourit en réponse au ton acerbe de sa secrétaire et se dirigea vers son bureau, juste au moment où un cri victorieux retentit derrière elle.

Premier ordre du jour : faire changer d'avis Mr. Mclaren. Elle prit donc son téléphone à la main avec la ferme intention de lui vanter tous les mérites de son agence.

 

*****

 

Olivia reposa brusquement le combiné du téléphone sur son support et grogna en se frottant les tempes.

Ses vaillants efforts pour faire changer d'avis Mclaren avaient été une grande perte de temps. Lui-même avait admis être impressionné par leur taux de réussite et pensait qu'ils étaient le meilleur choix puisqu'ils avaient déjà eu affaire à une relique similaire il y a quelques mois. Mais l'agence Dryden leur avait été recommandée par un ami de longue date, et qui plus est, il jouait au golf tous les dimanches avec le père du propriétaire.

De toute évidence, le golf se situait plus haut que le bon sens.

Peut-être devrait-elle proposer à Adeline d’ouvrir un club pour dames comme activité secondaire. Toutes les femmes les plus influentes de la société viendraient à leurs soirées et discuteraient de leurs divers intérêts commerciaux et politiques autour de parties de whist. Elle pourrait rivaliser avec les terrains de golf et ainsi faire connaître le nom de l'agence.

Sa secrétaire adorerait.

Olivia vérifia l'heure et, voyant que son rendez-vous avec le mystérieux fonctionnaire du ministère approchait, elle décida de s’autoriser une petite enquête sur ses concurrents. Elle sortit son dernier numéro du Cursed Herald sous une épaisse pile de paperasse — rattrapant sa tasse de thé juste à temps avant qu’elle ne vole — et s'adossa à sa chaise, les pieds posés sur un coin de son bureau.

En tant que magazine de choix pour toute personne travaillant dans la brisure de maléfices, il répertoriait les cas les plus notoires ou les plus étranges, effectués dans l’année. Elle-même avait eu quelques affaires présentées dans le magazine, ce dont elle était immensément fière.

Cela n'avait certainement pas été facile, car la communauté des briseurs de maléfices pouvait devenir très compétitive. Peut-être également un peu sanguinaire quand il s'agissait de savoir qui obtiendrait les cas les plus inhabituels ou les plus excitants. Tout cela de bonne guerre, bien sûr.

Ainsi, chaque année, le Cursed Herald organisait un concours pour récompenser l’affaire accomplie la plus exceptionnelle. Et toutes les agences du pays se battaient bec et ongles pour atteindre le podium. Personne ne saboterait ou ne volerait un travail à une autre agence, mais en dehors de cela, les briseurs de malédiction pouvaient se montrer impitoyables.

Gagner cette compétition serait la réponse parfaite à tous leurs problèmes. Elle les propulserait parmi les meilleures agences du pays, leur garantissant un flot d’affaires intarissable. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était trouver l’affaire la plus folle, la plus impossible et impressionner ses collègues.

Un sourire satisfait se dessina sur son visage tandis qu'elle feuilleta les pages du magazine. Jusqu'à présent, elle n'avait lu aucune affaire digne de ce titre. Elle avait donc encore toutes ses chances d’en mettre plein la vue à ses collègues.

Elle avait hâte.

"Cornelius, attention, la serrure se casse !"

Olivia eu à peine le temps de soupirer qu'elle entendit à nouveau pandémonium érupter dans l'autre pièce.

Elle commença à se lever de son siège, mais lorsqu'elle entendit une volée d'ordres hurlés, elle décida de laisser la crise entre les mains compétentes de son personnel. Elle avait désespérément besoin de passer en revue la paperasse qu'elle avait accumulé au cours de ces dernières semaines.

Ramenant les lourdes piles devant elle, elle examina leur taille d'un œil critique. Elle ne savait pas comment, mais elle était certaine que les rapports et autres comptes divers avaient réussi à se multiplier pendant la nuit. Et comment il était possible d’avoir autant de formulaires à remplir avec si peu d’affaires, elle n’en savait rien.

Olivia tenta de faire abstraction des bruits provenant de la bataille épique qui se déroulait juste à côté, et prit le premier dossier.

"En position !" Elle entendit quelqu'un crier.

Olivia se figea.

Elle avait clairement reconnu la voix de Godwyn, mais c'est à ce moment qu'elle réalisa... La personne qui avait donné des ordres quelques instants plus tôt n'était pas lui. En fait, elle ne reconnaissait pas du tout sa voix.

Olivia se leva d'un bond de sa chaise et fonça vers l'autre pièce. Elle ouvrit la porte d'un coup sec et s'arrêta net, les yeux écarquillés.

Un homme très grand, aux cheveux blonds foncé ébouriffés et aux épaules larges, se tenait debout sur l'un de leurs bureaux.

Quelqu'un à proximité cria "Partez !" et cela poussa le géant à agir. Il fléchit ses genoux, biceps saillants sous sa chemise et s'élança dans les airs pour tacler le grimoire volant. La force de son élan les fit basculer violemment sur le côté, mais le livre tint bon, les faisant presque atteindre le plafond.

Godwyn et Cornelius avaient chacun une prise inflexible sur une longueur de chaîne attachée au grimoire et gémissaient et juraient, luttant pour ramener livre et étranger au sol. Sa secrétaire, Adeline, les fixait depuis l'autre côté de la pièce, la bouche béante et serrant une longue veste noire contre sa poitrine.

Le livre se débattait de toutes ses forces pour tenter de déloger l'étranger, les secouant tous les deux de gauche à droite, comme un chien protégeant son os.

— Allez, messieurs, encore un peu ! s'écria l'homme mystérieux, imperturbable alors qu’il était balancé dans tous les sens.

Son cri de guerre sortit Olivia de son état de choc, et elle courut vers leur groupe, attrapa une longueur de chaîne libre et commença à tirer de toutes ses forces.

Petit à petit, ils parvinrent enfin à maîtriser le grimoire et le faire descendre. Lorsque les pieds de l'étranger touchèrent le sol, il lutta pour pousser le livre dans la cage de confinement, les muscles de ses bras gonflant avec l'effort.

Après ce qui semblait être des heures, ils réussirent finalement à fourrer le grimoire à l'intérieur, et Godwyn se précipita pour en verrouiller la porte. Il s'appuya contre un mur et se laissa glisser jusqu’au sol, épuisé. Olivia essuya la sueur de son front, et, alors qu'ils tentaient tous de reprendre leur souffle, regarda autour d'elle.

Le bureau était en plein chaos. On aurait dit qu'une petite tornade s'était déchaînée à l'intérieur. Les papiers qui avaient volé tout autour d'eux commencèrent à retomber lentement, et après le tapage du livre, le silence soudain était assourdissant.

L'étranger se leva d'un seul coup et sourit largement, ses joues à peine rougies.

— Eh bien, c'était un vieux livre plein de fougue, n'est-ce pas ?

Ils le regardèrent tous avec incrédulité, leur respiration toujours frénétique. Le dément n'était même pas essoufflé lorsqu'il se tourna vers Olivia.

— Ah Mlle Knight, je crois bien que nous avions rendez-vous, dit-il en tendant un bras en direction de son bureau privé. On y va ?

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